1906, premiers moto-clubs « hors-la-loi »
par Henri Lœvenbruck (article publié dans Freeway)

Si la culture biker – en tant que mouvement contre-culturel revendiqué – remonte bien au milieu des années 1940, on aurait tort de croire que la notion de « hors-la-loi » (« outlaw ») qui l’accompagne lui fut concomitante. En réalité, aussi vrai que les premiers moto-clubs apparurent quasiment dès l’instant où furent fabriquées les premières motocyclettes, la notion de « hors-la-loi », appliquée aux communautés motocyclistes, fit son apparition elle aussi au tout début du vingtième siècle !
PREMIERS CLUBS
On a longtemps cru (à longueur d’articles et d’essais historiques) que le tout premier moto-club de l’histoire était le Yonkers Motorcycle Club, créé dans cette ville proche de New York en 1903, et auquel plusieurs célébrités ont appartenu, de Bing Crosby à Eliot Ness. Nous pouvons aujourd’hui affirmer qu’il s’agit d’une erreur par omission puisque, comme en témoigne le Fort Wayne Sentinel du 17 avril, un « Motorcycle Club » avait déjà été fondé à Fort Wayne dès 1901, dans l’Indiana, puis un second le mois suivant : le Chicago Motorcycle Club ! Le New York Motorcycle Club (ou Yonkers) quant à lui, ne remonte pas à 1903 mais à 1902, puisqu’il est mentionné dans le numéro du 15 août 1902 du Evening World, aux côtés du Alpha Motorcycle Club de Brooklyn !
Bref, oublions ces querelles de spécialistes et retenons simplement que, avant même la création de la marque Harley-Davidson, alors que la production de motocyclettes n’en est encore qu’à ses balbutiements, de nombreux passionnés créent déjà des moto-clubs aux Etats-Unis, où l’on découvre, avec enthousiasme, ce véhicule prometteur.

Second constat à la lecture des différents articles et procès verbaux les concernant, ces premiers clubs étaient inspirés directement des Cycle Clubs ou CC (clubs de bicyclettes) de la fin du dix-neuvième siècle. En effet, on découvre, non sans surprise – bien que cela soit fort logique – que, dans les années 1890, les clubs de bicyclettes, tels le Chicago Cycling Club, possédaient déjà l’exacte même structure que celle utilisée par les MC d’aujourd’hui : un président, un secrétaire, un trésorier, un road captain, un lieutenant (ou sergent d’armes), un clubhouse, la tenue de meetings hebdomadaires circonstanciés, l’organisation de courses ou de sorties mensuelles, et même des « couleurs » (celles des Phoenix American Wheelmen étaient par exemple, en 1895, le rouge-blanc-bleu) ! En somme, les moto-clubs d’aujourd’hui sont des Cycle Clubs du dix-neuvième siècle, avec des moteurs ! Lesquels étaient eux-mêmes très directement inspirés des sociétés initiatiques traditionnelles et des clubs privés masculins importés d’Europe à la fin du dix-huitième siècle : c’est ainsi qu’on retrouve dans ces clubs la notion de parrain ou « sponsor », un apprentissage en trois étapes, apprenti (hangaround), compagnon (prospect), maître (full patch), une circulation bien particulière de la parole lors des réunions confidentielles, une certaine notion de secret qui ne s’acquiert que par l’initiation (à l’issue de la prospection), un sens aigu de la « fraternité », et tout un tas d’autres similitudes qui inscrivent la tradition des moto-clubs dans celle des nombreuses sociétés initiatiques qui se développèrent dès la fin du dix-huitième siècle, tels le compagnonnage ou la franc-maçonnerie.
Ainsi, dès le début du vingtième siècle, de nombreux moto-clubs se développent sur le territoire américain, organisant leurs propres compétitions, essentiellement des courses d’endurance, dites de « fiabilité », à une époque où la principale prouesse des toutes premières motos était surtout d’être capables de ne pas tomber en ruine au bout de quelques kilomètres ! La plus ancienne course dont nous ayons pu trouver la trace à ce jour remonte à novembre 1895, organisée à Chicago par le Times Herald sur près de 100 miles, avec une récompense de taille : 2 000 $ !
Les courses d’alors étaient plutôt des concours spectaculaires entre les prototypes présentés par de jeunes et judicieux constructeurs de motocyclettes ! Et c’est par le biais de ces compétitions que la notion de « hors-la-loi » va, très rapidement, faire son apparition.

PREMIERS HORS-LA-LOI
La création en 1903 de la Federation of American Motorcyclists (FAM), qui allait ensuite prendre le nom d’American Motorcyclists Association (AMA) en 1919, sonna le début de la notion des courses « hors-la-loi ».
En vérité, dès la fin du 19ème siècle, l’expression est utilisée dans le monde du sport en général pour parler d’une manifestation ou même d’un club qui n’est pas sanctionné par sa fédération. Ainsi, en 1898, on parle d’ « outlaw clubs » pour désigner des clubs de base-ball indépendants qui officient sans l’agrément de la National League. De même, en 1899, on parle d’ « outlaw race » pour qualifier les compétitions de bicyclettes qui ne sont pas homologuées par la fédération.
La FAM s’étant donné pour objet de réglementer l’organisation des courses pour les moto-clubs, dès 1903, toute compétition qui ne reçoit pas sa bénédiction est dès lors considérée comme une « outlaw race », et c’est ainsi que le terme apparaît dès le 10 février 1906, dans un article du Desert Evening News, où la FAM dénonce la tenue d’une « outlaw race » près de New York pendant la nuit du nouvel an !
Pendant toute la première partie du vingtième siècle, la FAM, puis l’AMA n’ont de cesse que de lutter contre ces courses considérées comme « hors-la-loi », et tout club qui en organise une devient, de facto, un « outlaw club ». Ainsi, en juin 1906, la FAM annonce dans le Brooklyn Daily Eagle l’exclusion de plusieurs coureurs professionnels, leur reprochant d’avoir participé à des outlaw races ! Échaudés, certains compétiteurs utiliseront alors des pseudonymes pour prendre part à ces courses officieuses sans s’attirer les foudres de l’AMA ! De même, comme nous l’avons rappelé dans un précédent article, jusqu’en 1954, dans une Amérique encore ségrégationniste, l’inscription à l’AMA étant interdite aux personnes de couleur, tout moto-club comptant un membre afro-américain est décrété « hors-la-loi » par la sacro-sainte association…
On découvre aussi que les tout premiers moto-clubs étaient déjà incriminés pour trouble à l’ordre public dès leurs origines. Leurs membres sont accusés dans la presse de faire trop de bruit ou de ne pas respecter les limitations de vitesse, et il ne faut pas attendre la prestation de Marlon Brando en 1954 dans l’Equipée sauvage pour que l’image du motard véhicule déjà celui d’une provocation sauvage ! Dès 1905, le Los Angeles Motorcycle Club, qui compte déjà 30 membres, fait paraître une annonce dans le LA Times pour affirmer que tout membre ne respectant pas les limitations de vitesse en serait exclu ! En novembre 1911, le Louisville Motorcycle Club annonce lui aussi, par voie de presse, qu’il interdira dorénavant à ses membres l’utilisation d’échappements libres, parce qu’ils « véhiculent une mauvaise image au public, donnant aux motocyclettes en général une réputation de nuisance » !
En somme, la notion de « hors-la-loi » sera le résultat d’une longue opposition entre l’esprit libertaire de certains moto-clubs et la législation des fédérations successives. En 1913, quatre moto-clubs, ceux de Los Angeles, Seattle, San Francisco et Portland, annoncent d’ailleurs vouloir quitter la FAM, celle-ci ayant refusé d’homologuer certaines de leurs courses. Rejetant les directives trop contraignantes de l’AMA, certains circuits californiens organisent même sans vergogne des « outlaw races » et le revendiquent sur leurs publicités ! C’est dans ce contexte – et dans cette acception – qu’apparut en 1935 le célèbre McCook Outlaws Motorcycle Club, dans l’Illinois, qui donna naissance au premier moto-club un-pourcentiste de l’histoire.
On ne peut s’empêcher de penser qu’au fond, cette tradition se perpétue naturellement aujourd’hui, dans une société de plus en plus réglementée. Combien de motards aujourd’hui sont, comme l’étaient ceux-ci, hors-la-loi ? Combien roulent avec des pots non homologués ? Combien roulent avec des véhicules modifiés bannis par les autorités ? Combien contournent les directives complexes des fédérations pour organiser de bonnes vieilles courses de dirt track déjantées sur des circuits de fortune ? Hors-la-loi nous fûmes, hors-la-loi nous resterons… Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se customise.
Voici quelques délicieuses photos des plus anciens MC et des CC qui leur ont donné naissance.