CULTURE BIKER

Naissance de la machine.

par Henri Lœvenbruck

Henri Fournier, premier grand pilote de motocycle dès la fin du 19e siècle.

Pour que naisse la culture biker, il a bien fallu d’abord qu’apparaissent les motocyclettes. Sans moto, pas de biker. « No ride, no vote »[1], comme le stipule à raison le règlement de certains moto-clubs. La chose peut sembler évidente, mais il apparaît parfois judicieux de le rappeler… Il nous semblait donc important de livrer ici un rappel de l’histoire complexe et controversée des origines de la moto. Nous verrons, ce faisant, que la création elle-même de ce véhicule portait déjà en son sein les germes de l’un des aspects essentiels de la contre-culture biker : elle se fit dans un esprit de compétition, pour ne pas dire de course, et incita déjà ses pionniers à se livrer à l’art de la transformation, pour ne pas dire transmutation.

Les grandes innovations technologiques se font rarement dans une unité de lieu et de temps. Il faut souvent le concours de plusieurs concepteurs éparpillés aux quatre coins de la planète pour qu’une invention soit transformée en un véritable succès industriel puis commercial. L’idée est dans l’air du temps, elle s’inspire tant des dernières découvertes que de l’attente des consommateurs, et alors plusieurs ingénieurs peuvent avoir la même idée, au même moment, à des milliers de kilomètres les uns des autres… De la même manière qu’on ne saura sans doute jamais qui de Bell, Reis ou Meucci inventa le téléphone, qui de Lilienthal, Ader ou Santos-Dumont inventa l’avion, il existe une controverse – aux accents parfois quelque peu chauvinistes – quant à la paternité historique de l’invention de la motocyclette.

Le plus juste serait sans doute d’estimer qu’il s’agit d’une invention collective, et que sa mise au point a été le résultat d’une émulation compétitive entre de nombreux ingénieurs européens et américains. Par voie de presse interposée, chacun y allait de sa découverte, revendiquant la primeur de son invention, et l’on sent chez les observateurs, à travers les différents articles de l’époque, autant de crainte (« mais que vont devenir nos bons vieux chevaux ? ») que d’enthousiasme.

Une chose est sûre, nombreux furent ceux qui, dès les années 1890, comprirent que, tout comme l’automobile, ce nouveau véhicule allait être une véritable révolution. Moins coûteux que la voiture, il pouvait s’adresser à un plus large public.

Mais, pour certains, la motocyclette n’est pas encore née que, déjà, elle fait peur : on la voit ici et là comme une machine diabolique, dangereuse, le fruit d’une obsession malsaine pour la modernité, la vitesse et la paresse (et pourquoi donc les cyclistes ne voudraient-ils plus avoir à pédaler ?). C’est à croire que, dès ses premiers tours de roue, la moto avait déjà acquis quelque sulfureuse réputation…

Velocipede a vapeur Michaux & Perreaux (1871).

Les vélocipèdes à vapeur

L’histoire commença sans doute dans les années 1860, quand Pierre Michaux, carrossier à Paris, créa la société « Michaux et Cie », première entreprise à construire des bicycles à pédales (avec un succès retentissant), que l’on appelait alors des « vélocipèdes » ou des « Michaulines » !

En pleine révolution industrielle, nombreux étaient ceux qui, tant dans le public que parmi les scientifiques, rêvaient un jour d’un vélocipède qui puisse être mu par une machine, fût-elle électrique, à vapeur ou au pétrole. Et c’est justement Ernest Michaux, fils de Pierre, qui, le premier peut-être, installa une petite machine à vapeur dans l’une des bicyclettes du paternel, en 1867. Bien décidé à développer son idée, il fit alors appel à un ingénieur parisien, un certain Louis-Guillaume Perreaux. Mettant en commun leurs connaissances respectives – le premier celle des vélocipèdes et le second des machines à vapeur – Michaux et Perreaux conçurent ainsi l’ancêtre de la motocyclette : le 26 décembre 1868, Perreaux demanda la délivrance d’un brevet concernant un « vélocipède à grande vitesse », équipé d’un moteur à vapeur entraînant la roue arrière ! Ainsi naquit, en 1869, la  célèbre Michaux-Perreaux.

Sylvester Roper se tue sur son velocipède a vapeur (Boston Post, juin 1896).

Simultanément, aux États-Unis, plusieurs jeunes inventeurs semblent avoir eu la même idée. En épluchant la presse américaine de 1869, on trouve en effet de nombreux articles annonçant la création d’un « steam velocipede », tantôt à Pittsburgh, tantôt à Memphis… L’un de ces inventeurs américains est resté dans l’histoire, Sylvester H. Roper, basé à Boston dans le Massachussetts. Son véhicule, unique, était montré au public lors d’expositions ou de fêtes foraines, comme en témoigne une affiche de 1870. Le pauvre homme mourut toutefois en 1896 lors d’une démonstration d’un nouveau vélocipède de son invention.

En 1881, un certain Lucius Copeland inventa à Phoenix, dans l’Arizona, un moteur à vapeur plus petit qu’il put installer sur une bicyclette. En 1887, il créa la société « Northrop Manufacturing Co » afin de mettre sa machine, baptisée « Moto-Cycle » en production.

À noter qu’à l’époque, en Europe comme aux USA, le terme « moto-cycle » désignait de façon assez large tout vélocipède pourvu d’une machine motrice, qu’il fût à deux, trois ou quatre roues. Lorsqu’ils comportaient une carrosserie, on les appelait alors « voiturettes » ou « voitures automobiles ». En France, la législation imposait à la fin du XIXe siècle qu’un motocycle ne puisse dépasser les 200 kg. Les journalistes d’alors hésitaient encore quant au terme adéquat pour désigner ces « carrioles sans chevaux » et sans carrosserie. Plusieurs expressions furent proposées ici et là, « auto-cycle », « moto-cycle », « steam road cycle » et même le sympathique néologisme « dynam » ! En France, le terme générique « motocycle » resta le plus utilisé jusqu’à la fin du XIXe siècle, son abréviation étant « un moto » (au masculin), et son pilote était appelé un « motoriste ».

Inutile de préciser que ces premiers vélocipèdes à vapeur, qui avaient donc une combustion externe (ce qui, pour les connaisseurs, n’en faisait pas les premières véritables motocyclettes au sens moderne du terme, lesquelles doivent avoir une combustion interne), étaient quelque peu délicats et dangereux, et pour le moins calorifique pour leur conducteur, à cheval sur une véritable chaudière…

Le vélocipède électrique !

À la fin des années 1860, nombreux sont les ingénieurs américains et européens qui cherchent un moyen de mettre enfin au point un vélocipède à moteur, efficace et sûr, et l’on hésite encore beaucoup sur sa source d’énergie. Vapeur, pétrole ou électricité ?  Il est généralement admis par tous les historiens que les premières motos furent des vélocipèdes à vapeur puis à pétrole. Parfait… Sauf que votre serviteur, toujours avide de bonnes trouvailles historiques, vient de tomber sur un article de 1869 qui pourrait bien en agacer plus d’un !

En effet, voici la traduction du court article que l’on peut trouver dans le numéro du 24 avril 1869 du journal Daily Picayune de New Orleans, en Louisiane : « Le Vélocipède électrique. Un nouveau vélocipède, baptisé « l’électrique », vient de faire son apparition à St. Louis. Il est un peu plus grand que l’actuel et est équipé, sous sa selle, d’une boîte reliant le centre aux roues par une paire de tiges. Ces tiges sont mises en mouvement par une machine électrique cachée dans la boîte. Les vélocipédistes peuvent maintenant rouler sans l’effort des pieds ou des bras. Autre avantage de ce nouveau vélocipède : il peut être utilisé par les femmes ! ».

Ainsi donc, en avril 1869, soit plus de trente ans avant la création de Harley-Davidson, un inventeur américain avait-il construit le premier vélocipède à moteur, avant Perreaux lui-même, et qui plus est électrique ! Afin de préserver quelque peu notre fierté nationale, on notera tout de même au passage que cette invention ne fut possible que grâce à celle du Français Gaston Planté, qui mit au point le tout premier accumulateur électrique en 1859 ! Non mais ! De même, on découvre avec intérêt le brevet n° 84,499 déposé à Paris quatre jours plus tard – coïncidence ? je ne crois pas… –  soit le 28 avril 1869, par un certain Joseph Marié (aussi créateur du modèle de bicyclette sans chaîne Acatène pour la marque Le Métropole), pour un « vélocipède électro-magnétique » ! Puis le 5 juin de la même année, messieurs Delaurier et Morin déposèrent à leur tout le brevet n°85,901  pour un « vélocipède électrique », avec « bobines et batteries actionnant des bielles et un vilebrequin formant essieux arrière pour les deux roues » !

Rien ne dit toutefois que ces deux brevets furent suivis d’une application bien réelle. En revanche, une autre moto électrique devançant de quelques années le moteur à explosion a laissé bien plus de traces dans l’histoire : celle du célèbre Gustave Trouvé.

Velocipède électrique de Trouvé (1881).

Cet ingénieur électricien de génie, né en 1839 en Indre-et-Loire, disposa en effet dès 1881, sur un vélocipède anglais (un tricycle dissymétrique de marque Coventry), un moteur électrique à bobine Siemens, actionné par une batterie d’accumulateurs Planté. Le tout lui permit d’atteindre la vitesse de 12 kilomètres à l’heure lors d’une démonstration publique rue de Valois, à Paris, le 8 avril 1881, puis de nouveau l’été suivant lors de l’Exposition internationale d’électricité au Palais de l’industrie, sur les Champs-Élysées ! Ce vélocipède avait en outre « l’incontestable avantage de pouvoir rouler de nuit, grâce à un petit réflecteur avec lampe à incandescence disposé à l’avant, et alimenté par le générateur commun »  ! Ce moteur, baptisé le « moteur Trouvé », connut d’ailleurs de nombreuses autres applications, sur des horloges, des bateaux et des aérostats, et même dans le domaine médical.

Quelques mois plus tard, ce fut au tour des britanniques William Ayrton et John Perry de mettre au point un autre vélocipède électrique, dont une réplique vient d’ailleurs d’être construite pour le musée allemand Autovision.

Ah ! S’ils étaient encore de ce monde, l’inventeur américain de la première moto électrique tout comme ce bon monsieur Trouvé seraient sans doute amusés d’apprendre que, plus d’un siècle plus tard, l’industrie motocycliste décide à nouveau de se tourner vers l’électricité pour ses véhicules de demain ! Comment dit-on déjà ? Ah oui ! Back to the roots !

Les premiers motocycles à pétrole

Velocipède à explosion de Daimler (1885).

Il faut attendre 1885 pour que l’Allemand Daimler (qui allait par la suite se consacrer aux voitures avec le succès qu’on lui connaît) conçoive un moteur à pétrole, 4 temps, de 264 cm3. Installé dans un vélocipède en bois, il est souvent considéré comme la première véritable motocyclette, puisqu’à combustion interne, encore que, équipée de roues latérales pour la stabiliser, cette moto en comptait dons quatre. Rappelons, en outre, que le terme « motocyclette » n’existait pas encore…

C’est en tout cas à partir de 1885 et de la machine de Daimler que se développèrent les motocycles à pétrole, et de nombreux inventeurs apportèrent ici et là leur pierre à l’édifice, tels messieurs De Dion et Bouton qui mirent au point un tricycle à pétrole avec transmission par courroie en 1886, ou Félix Millet qui, en 1887, produisit un motocycle équipé d’un moteur à pétrole à cinq cylindres, placé dans la roue arrière.

La « motobicyclette » : deux routes plutôt que trois…

Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, tous ces ingénieurs hésitèrent encore entre deux et trois roues. À vrai dire, la grande majorité des motocycles des années 1885-1896 compte trois roues, afin de pouvoir y loger de plus gros moteurs. Mais, petit à petit, le modèle à deux roues finit par s’imposer, et l’on commença à utiliser pour ces modèles plus légers le terme de « motobicyclette ».

On lira à ce sujet, avec nostalgie, le fabuleux Guide manuel pratique du motocycliste, écrit par Henri de Graffigny en l’an 1900, une mine d’informations, disponible sur le site de la Bibliothèque Nationale, et dont nous vous livrons ici un extrait explicite : « La motobicyclette, rationnellement construite, présente d’indéniables avantages, même sur le tricycle si en faveur aujourd’hui. Avec le moteur appliqué sur le pédalier, le centre de gravité se trouve abaissé et la stabilité est assurée à un tel point que, sur un sol uni, on peut abandonner sans danger le guidon, comme avec une bicyclette ordinaire. De plus, ces machines n’ayant qu’une voie peuvent passer partout, circuler dans les moindres sentiers cyclables et éviter le pavé, ce que le tricycle ne saurait faire. En cas d’avarie au moteur, celui-ci peut être rendu instantanément indépendant en enlevant la courroie de transmission, et l’on peut pédaler sans trop de fatigue, chose presque impossible avec le tricycle. Enfin, c’est par excellence le motocycle du grand public, en raison de son prix relativement peu élevé, qui n’atteint pas mille francs, et surtout de sa faible consommation d’essence, autant de qualités que l’on ne rencontre pas réunies avec le véhicule à trois roues. »

Production de motocycles pour le grand public.

En 1894, Hildebrand & Wolfmuller (Autriche) conçut un motocycle équipé d’un bicylindre horizontal de non moins que 1 490 cm3,  suspendu sous le cadre et refroidi par eau, et dont le réservoir était placé dans le garde-boue arrière. Ce motocycle fut diffusé en France sous le nom de « La Pétrolette » et fut le premier de l’histoire à bénéficier d’un véritable réseau de vente pour le grand public.

Deux ans plus tard, ce fut au tour de la Excelsior Motor Company (à l’origine une société de fabrication de bicyclettes basée à Coventry, en Angleterre) de produire à large échelle son premier modèle.

La célèbre motocyclette des Werner (1898).

Voici la motocyclette !

En 1897, les frères Eugène et Michel Werner, installés à Levallois-Perret, commercialisèrent à leur tour une motobicyclette dont le moteur était placé au-dessus de la roue avant. Ils baptisèrent élégamment leur invention la « motocyclette ». Rapidement (un peu à l’image de « Frigidaire » pour les réfrigérateurs), le nom de leur modèle devint en France le nom générique pour désigner tous les véhicules à deux roues motorisés.

Outre-Atlantique, il fallut attendre 1898 pour qu’une société américaine produise sa première moto en série. Ce fut la Orient-Aster, construite par Charles Metz dans son usine de Waltham, dans le Massachusetts.

Pendant les cinq premières années du vingtième siècle, la motocyclette provoquant une vague d’enthousiasme remarquable, les marques commencèrent à proliférer aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Au cours de cette période, l’expérimentation et l’innovation furent largement motivées par le nouveau sport populaire de la course de motos, incitant les constructeurs à produire des machines de plus en plus robustes, de plus en plus rapides et de plus en plus fiables. Les améliorations imaginées pour la compétition trouvaient rapidement leur chemin vers les machines proposées au grand public. Ici et là, on redoublait d’inventivité. En 1902 par exemple, la société française Bichrone fut, semble-t-il, la première à  équiper ses motos de bicylindres en V à deux temps…

C’est pendant cette période faste qu’apparurent Harley-Davidson et Indian, les célèbres compagnies qui allaient devenir les deux plus grandes marques de motocyclettes américaines, et qui restent encore aujourd’hui les deux marques fétiches de la culture biker.

[1] « Si tu ne conduis pas, tu ne votes pas ».

Quelques images illustrant la création de la motocyclette.

Et pour le plaisir des yeux, quelques affiches de publicités pour les premiers « motocycles » du 19e siècle.

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